Musique et genre musical

Comment définiriez-vous votre musique ? Est-ce de la musique contemporaine, électronique, informatique… ?

C’est une question que se posent beaucoup de mes confrères dans la même situation.

Nous sommes des compositeurs indépendants, non soutenus par les aides d’état, nous sommes très peu joués, mais nous diffusons nos œuvres dans le monde entier, et surtout, nous jouissons d’une liberté quasi totale.

Et dans ce cas, il est très courant de glisser d’un genre à l’autre, au fil de l’inspiration, mais aussi de la pratique.

Il suffit parfois de modifier juste le timbre d’un thème, d’un motif, pour que brusquement, il change de genre, et passe de la musique contemporaine à la musique de film ou la musique électronique.

Nous sommes habitués à classifier la musique ainsi, en fonction des timbres, des instruments utilisés, des rythmes, des gammes utilisées…

Et donc, si dans votre approche compositionnelle, vous pratiquez le mélange, la rencontre d’éléments hétérogènes, il devient alors relativement difficile de caractériser votre musique. On se tourne alors vers les instruments ou appareils utilisés, et on parle alors de musique informatique ou électronique, ce qui en fin de compte ne signifie pas grand-chose…

Et dans ce cas, dans le monde de la musique contemporaine, qui reste malgré tout une petite niche dans la production musicale actuelle, on vous disqualifie très vite. Ce qui a peu d’importance en soi.

Avez-vous des exemples de compositeurs qui ont mis en avant cette approche ?

Oui, bien sûr. Je pense d’abord à descompositeurs américains comme Frank Zappa ou John Zorn, qui ont érigé en règle de composition cet éclectisme parfois forcené. Mais en tant qu’auditeur, c’est un délice de passer d’un genre à l’autre, dans un même morceau ou sur un même enregistrement.

Et d’autres, comme Ryuchi Sakamoto, sont inclassables, réussissant avec le même brio une pièce expérimentale, une pop song ou une musique orchestrale pour le cinéma. On pourrait penser aux musiciens de Can, ou de Tangerine Dream, qui à l’aube des années soixante-dix, savaient mixer Ligeti ou Philip Glass avec de la batterie et des synthétiseurs, et toucher un public bien plus large que celui de la musique contemporaine.

Le brassage culturel existe depuis longtemps, mais l’establishment musical refuse de lui donner une quelconque valeur, alors qu’il ne fait que refléter la réalité de nos pratiques en tant qu’auditeur.

En surfant sur YouTube ou Netflix, en prenant le métro, en faisant nos courses dans les grands magasins, nous sommes soumis en permanence à un melting-pot sonore qui ne nous gêne pas. C’est le soundtrack des existences post-modernes, et les compositeurs précités ne font que l’accepter, l’intégrer, sans jugement.

Ils ont eu des prédécesseurs comme John Cage, dont de multiples pièces utilisent des enregistrements aléatoires de musique populaire. Ou encore la musique concrète de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, même si, comme chez Cage, cela reste anecdotique.

Y a-t-il un point commun chez tous ces compositeurs ?

Oui, et c’est l’électricité. C’est peut-être la dernière frontière qui protège les réserves de compositeurs académiques. 

Lorsque vous allez écouter la création d’une œuvre d’un compositeur d’aujourd’hui, vous pouvez être presque certain, à 99 %, que tout sera électrifié, informatisé, numérisé, les lumières, la billeterie, les backstages, excepté la musique : pas de synthétiseur, pas d’ordinateur, de guitare ou d’orgue électrique !

Et pourtant, tous les créateurs dont je parlais précédemment ont très vite compris l’avantage qu’il y aurait à intégrer ce type d’instruments dans une composition musicale moderne. Ils sont abordables financièrement, très flexibles, et ne demandent pas une dizaine d’années d’apprentissage avant de produire un son correct, comme c’est le cas de la plupart des instruments de l’orchestre classique.

N’y a-t-il pas également un certain mépris de l’éclectisme chez les compositeurs contemporains et les journalistes spécialisés ?

Tout à fait ! Mélanger les genres, les influences, les techniques serait la démonstration d’une incapacité à créer son propre langage. 

Ce qui amène à la question : chaque compositeur doit-il créer son propre langage pour trouver sa voix personnelle ?

On peut en douter. Bach et Mozart n’ont, techniquement parlant, pas inventé grand-chose, mais on poussé à la perfection un langage qu’ils partageaient avec des centaines d’autres compositeurs de leur époque.

L’innovation technique n’est pas indispensable pour produire une œuvre intéressante. Ce n’est qu’une partie de l’équation un peu mystérieuse d’une partition réussie, que l’on a envie de réécouter.

On pourrait même rétorquer à tous ces tristes messieurs qu’une de leurs idoles, Pierre Boulez, n’a pas non plus inventé grand-chose. Il a pris l’organisation des hauteurs chez Webern, la rythmique chez Stravinsky, et une certaine rondeur harmonique et temporelle chez Debussy.

Et le fameux sérialisme intégral n’était après tout que l’industrialisation de l’intuition de Messiaen dans sa petite pièce Modes de valeurs et d’intensités

On le voit bien, la plupart des objections de l’académisme musical à une approche éclectique, et ne niant pas le reste de l’univers sonore dans lequel nous vivons, relèvent du corporatisme, de la paresse intellectuelle et de la mauvaise foi.

Mais il faut les comprendre: pour la première fois dans l’histoire de la musique occidentale, le compositeur a quasiment disparu de la scène artistique et intellectuelle.

Alors chacun défend son petit business, son petit monde, en espérant qu’il passera lui aussi à la postérité.

Il est frappant de voir de nos jours que, même chez des personnes éduquées et curieuses, les noms de Rihm, Sciarrino, Dusapin n’évoquent absolument rien… et cela va parfois jusqu’à Glass, Reich, Pärt ou Penderecki, pourtant beaucoup plus faciles d’accès que les premiers…

C’est le drame de notre époque. À force de terrorisme intellectuel, d’intolérance, de mépris, on a dégoûté le petit public qui autrefois soutenait naturellement les novateurs. Le monde de la musique contemporaine, particulièrement en Europe, est devenu un ghetto triste et pesant, où les œuvres sont exécutées moins d’une dizaine de fois (avec de la chance), puis disparaissent pour ne jamais ressortir des centres de documentation universitaires, ce grand cimetières des illusions perdues.

Il est donc tout à fait normal que moi, et beaucoup d’autres, avec l’aide d’un ordinateur et de banque de sons performantes, nous redonnions une chance à la musique savante, et que nous nous efforcions de lui rendre sa joie, sa couleur, sa vigueur, en mélangeant les styles et les genres.

En commettant probablement des erreurs, mais en tenant d’incarner une musique qui soit véritablement vivante… et de son temps !

©2021 Alain Jamot

mots clés: Philip Glass, Frank Zappa, John Zorn, Ryuchi Sakamoto, music composition, Ligeti, Sciarrino, Arvo Pärt, Penderecki, orchestre virtuel